L’éternel retour de la femme divine
Du XVIe au XXe siècle
La redécouverte de l’Antiquité gréco-romaine en France, à partir du début du XVIe siècle, en mettant en valeur l’harmonie extérieure et la perfection des formes, a largement contribué à humaniser davantage l’image de la Vierge. Les souvenirs d’Athéna, de Héra et même d’Aphrodite-Vénus affluent derrière les sages vêtements dont on pare la Theotokos. Mais il s’agit d’une formulation et non d’un changement d’attitude dans la façon de concevoir la Mère divine. La Nativité de Jean Courmont, exposée au musée du Louvre, est l’exemple caractéristique de ce retour à l’humanisme, avec toutes les exagérations que cela suppose. Le décor architectural est baroque, tourmenté, tortueux, le ciel littéralement encombré par une foule de petits anges qui ressemblent fort aux amours qui entouraient Vénus, et la Vierge n’occupe plus le centre du tableau : l’événement dépeint ici est un événement humain, comme tant d’autres, le surnaturel découlant de cette présence insolite des anges, ce qui d’ailleurs place l’œuvre aux limites du ridicule. Cet amalgame résultant de la confrontation entre l’Antiquité païenne et la mystique chrétienne est encore plus saisissant dans un tableau d’Antoine Caron, La Sibylle de Tibur, également au musée du Louvre : la scène est purement terrestre, tout y est agencé pour figurer une cérémonie en l’honneur d’une déesse, qui se manifeste d’ailleurs dans une statue de femme dénudée au centre d’une fontaine. L’eau jaillit des seins de la femme et une sorte de soleil rayonnant est posé sur sa tête. Manifestement, il s’agit d’un culte rendu à la Déesse solaire dispensatrice de l’eau et du feu. On ignore ce qui se passe dans le petit temple situé au fond. Mais, au premier plan, la sibylle, en vêtements fort chastes, prophétise et désigne une partie du ciel où apparaît, dans une gloire fantastique, l’image de la Vierge avec son enfant. Antoine Caron était nourri de notions traditionnelles et tentait une synthèse permettant de souligner la continuité des croyances religieuses en dehors de toute idéologie. Il n’en reste pas moins vrai que cette représentation demeure énigmatique tant les symboles employés sont nombreux et hétérogènes.
Mais quelle que soit la formulation, l’idée qui domine est celle de la mère de tous les hommes. Le thème de la Vierge au manteau est certainement le plus révélateur de cette vision. Le tableau d’Enguerrand Quarton, à la charnière du Moyen Âge et de la Renaissance, et qui se trouve au musée de Villeneuve-lès-Avignon, est l’un des plus remarquables sur ce sujet. La Vierge, immense, au milieu de l’œuvre, ouvre son manteau dans un geste qui ne semble pas protecteur, mais qui tend à montrer quels sont ses enfants : ils sont nombreux sous le manteau, y compris papes et évêques, comme si Marie ouvrait son ventre maternel pour donner naissance à l’humanité. De chaque côté de la Vierge se tiennent saint Jean le Baptiste et saint Jean l’Évangéliste. Quand on sait que le calendrier chrétien divise l’année en deux séquences axées sur la Saint-Jean d’été (le Baptiste) et la Saint-Jean d’hiver (l’Évangéliste), deux fêtes symboliques qui marquent la position de la Terre au plus haut et au plus bas de l’horizon solsticiel, on ne peut manquer d’interpréter cette vision extraordinaire et extatique comme l’expression de la totalité de l’univers au sein même de la Theotokos. La Vierge n’est pas seulement la Mère de Dieu : elle est la Mère universelle, et, à ce titre, nous sommes tous des Christ. C’est le message délivré par l’Évangile. Tel est le sens profond de la quête chrétienne, message qui s’est souvent perdu dans les méandres d’une religion gangrenée par une morale dualiste et primaire, mais dont le sens resurgit de l’inconscient humain par la main des artistes, à coup sûr inspirés par l’Esprit.
Pourtant, dans les siècles qui ont suivi la Renaissance, rares sont les œuvres qui n’obéissent pas aux règles d’un formalisme figé. Les modèles sont désormais fixés par la coutume, et tous ceux qui dérogent à cette coutume, s’ils ne risquent plus de se retrouver sur le bûcher, sont condamnés à une certaine occultation. C’est l’époque de la Raison et, par conséquent, nul ne peut échapper à une rationalisation de l’image qu’on se fait de la Mère divine. La Madone, la Vierge orante, la pietà, la Mater dolorosa, tout cela se confond dans une imagerie conventionnelle, d’où est exclue toute référence sexuelle, la Vierge devenant une sorte d’entité désincarnée, totalement abstraite, et qu’on ne peut représenter que par une femme neutre, ascétique, évaporée, édulcorée, inexistante. Le chemin a été long des Vierges plantureuses de la Renaissance aux stéréotypes saint-sulpiciens mis à la mode depuis les apparitions de Lourdes, mais ce chemin est révélateur d’une incroyable censure renforcée à l’époque dite victorienne en Grande-Bretagne, qui n’est autre que celle de la pudibonderie et de la castration. Oubliées les nonnes mystiques et sensuelles de l’ancien temps qui prétendaient jouir du Christ. Oubliées les déesses mères aux seins multiples parce que « mères innombrables ». L’image de Notre-Dame de Lourdes, revue et corrigée par le clergé catholique romain pour justifier et répandre l’idéologie de l’Immaculée Conception, s’est finalement imposée comme un modèle obligatoire qu’il n’était pas permis de modifier. L’art religieux, devenu art officiel, souvent encouragé et officialisé par les penseurs de la République française laïque – et finalement agnostique –, allait devenir un motif décoratif au même titre que les entrelacs irlandais ou les décorations des colonnes corinthiennes. Par là même, le concept de la Vierge Marie, Mère universelle, allait complètement s’estomper pour laisser place à un personnage inexistant dont la féminité pouvait se résumer à une passivité absolue face à un pouvoir androcratique trop visible dans le sein de l’Église romaine. L’immonde statue de Notre-Dame de France qui domine le site sacré du Puy-en-Velay n’est-il pas l’exemple de cette récupération laïque et soi-disant patriotique du concept de maternité divine, le mauvais goût en plus ?
Pendant toute cette période qui va de la fin du Moyen Âge à l’aube du XXIe siècle, ce n’est pas l’art officiel, laïquelaïc ou religieux, qui témoigne le mieux d’un culte marial, mais l’art populaire tel qu’il se présente dans toutes les campagnes, dans la moindre chapelle isolée au milieu des prés ou dans les bois, dans la moindre église paroissiale perdue. La plupart des sanctuaires chrétiens ont été édifiés sur des lieux sacrés connus comme tels dès la préhistoire. C’est là qu’a été assurée la permanence d’une spiritualité et, la plupart du temps, c’est dans l’inconscient collectif des populations rurales que s’est maintenue la belle figure de la Mère divine, parée selon les régions ou les époques de diverses colorations d’autant plus significatives qu’elles n’ont pas été imposées par une idéologie dominante mais ont surgi naturellement d’une tradition qui n’a jamais été perdue.
De même qu’il est impossible de donner une liste complète de ces Vierges nées de la ferveur populaire, il serait vain d’en dresser un catalogue raisonné. Tous les modèles et tous les styles ont leur place dans cette floraison d’hommages à la Mère de Dieu, avec, à chaque fois, des motivations liées à l’histoire locale, ou plus exactement à la légende locale. De plus, il est difficile de distinguer parmi les différentes statues des églises de campagne celles qui ont été réalisées spécialement pour ce lieu de celles qui y ont été apportées ; d’autres encore ont été découvertes dans le creux d’un arbre ou dans la terre, ces dernières étant vraisemblablement des idoles préchrétiennes présentant des analogies avec le type de la Madone mais la plupart du temps retaillées, retouchées, christianisées, et bien souvent revêtues d’ornements destinés à en camoufler les caractéristiques païennes.
Cependant, une statue comme celle de Notre-Dame-des-Avents, dans l’église paroissiale de Chissey (Saône et Loire) porte incontestablement la marque du XVIe siècle. Il s’agit d’une femme présentée debout, les mains jointes, dans une attitude de recueillement et de prière, avec un visage empreint d’une grande sérénité. Le drapé de son vêtement est d’une remarquable sobriété, mais sur son ventre apparaît l’image gravée de l’Enfant Jésus, à l’état d’embryon, entouré de flammes solaires. Visiblement, l’accent est mis ici sur la parturition permanente attribuée à la Vierge Marie : le non-encore-né est cependant en pleine vie et, de plus, il est lui-même le soleil qui donne son énergie au monde. On peut considérer cette Vierge des Avents comme une sorte de « reposoir », un « saint Graal » qui contient l’ineffable, le Dieu qui donne la vie au monde entier et dont la manifestation extra-utérine n’est que la transcription plastique du concept de la Mère éternelle. L’image, malgré son apparente orthodoxie, fait remonter bien au-delà du message évangélique.
Toutes ces statues en pierre ou en bois qui sont dues à un art populaire traditionnel obéissent davantage à des croyances profondément enfouies dans l’inconscient collectif qu’à des modes imposées par un clergé intransigeant. En fait, sous des dehors orthodoxes, ce sont toujours des tendances hérétiques ou archaïsantes qui se manifestent, car les apparences, pourtant bien commodes, sont fort trompeuses et permettent toujours une interprétation conforme au « ce qui va de soi ». Il en est ainsi des multiples représentations de la Vierge au serpent. Il est de bon ton de prétendre que Marie écrase le serpent, responsable de la malédiction qui pèse sur l’humanité. Dans la fonction de Mère de Dieu, la Vierge a permis de neutraliser les effets de la Tentation et de la Chute, puisque le Christ abolit les œuvres diaboliques par son sacrifice. Mais il faut cependant voir plus loin dans cette image symbolique de la femme et du serpent : car à l’origine, répétons-le, le serpent est féminin, c’est une « serpente », une « vouivre », comme elle est représentée sur une des anciennes portes de l’église paroissiale de Mauron (Morbihan), avec un buste et une tête de femme. Dans ce cas, une autre interprétation s’impose, également orthodoxe : la Vierge Marie triomphe de la féminité satanique, c’est la Vierge céleste qui s’impose au détriment de la Vierge tellurique, autrement dit Ève, responsable du premier péché et enfermée à jamais dans la matière, donc foulée aux pieds. Cependant, au second degré, et compte tenu d’images comme celle de la mystérieuse pierre d’Oo, conservée au musée de Toulouse, sorte d’androgyne dont le sexe se prolonge en forme de serpent jusqu’au sein gauche, ne faudrait-il pas considérer la Vierge au serpent comme l’expression d’une féminité divine entièrement restituée ? À force de répéter que Dieu est le Père de tout, on l’a masculinisé de façon arbitraire. Et à cette question constamment posée de nos jours : « Dieu est-il une femme ? » on peut en substituer une autre : « Dieu est-il androgyne ? » La logique voudrait que la réponse soit affirmative.
Mais il arrive que le serpent soit remplacé par une sirène, comme sur la statue de Notre-Dame-de-Bréac-Ilis dans l’église paroissiale de Brennilis (Finistère). C’est une Notre-Dame-des-Marais, appellation justifiée par la présence, au-dessous du bourg de Brennilis, du marécage du Yeun-Ellez qui passe, dans la croyance populaire, pour être une des portes de l’enfer. On ne peut que songer à un poème de François Villon dédié à la Vierge « impérière des infernaux paluds ». Et comme la représentation de saint Michel luttant contre le dragon (mais ne le tuant pas), cette image n’est-elle pas l’expression de l’équilibre qui doit être constamment maintenu entre les forces célestes et les forces telluriques ? En ce sens, la Vierge Marie, perpétuelle médiatrice, gardienne de la porte des Enfers, ne fait que contenir la puissance de la sirène (à queue de poisson, ou de serpent, c’est-à-dire Mélusine), permettant ainsi l’équilibre de la Création. Elle est plus que jamais « déesse mère ». De plus, non loin de cette statue, un vitrail représente sainte Anne portant Marie dans son sein. Or, dans tous les pays de culture celtique, sainte Anne est la transposition chrétienne de la Dana-Anna de l’antique mythologie, la mère des Dieux et des hommes.
La Vierge est bel et bien la Mère permanente. Sur le territoire d’Édern (Finistère), au lieu-dit Koat Kaer (« Bois joli »), sur les pentes d’une colline boisée, se dresse une remarquable croix d’une hauteur de 4,80 mètres. Très simple, elle présente d’un côté un Christ au visage anguleux et paraissant assoupi, et de l’autre une pietà bien particulière : en effet, on y voit le corps de Jésus replié sur lui-même, en position fœtale, de telle façon qu’il ne dépasse pas les genoux écartés de la Vierge. Il semble que le sculpteur du XVIIIe siècle, qui a signé « G. Le Foll, l’an 1756 », ait voulu signifier que Jésus mort était en quelque sorte réintégré dans le ventre maternel pour y recevoir une nouvelle naissance. Cette idée est renforcée par l’étrange figure labyrinthique placée entre les jambes de la Vierge, figure évoquant incontestablement une matrice. Cette image renvoie aux gravures dolméniques, en particulier à celles du cairn de Gavrinis et, quoiqu’il s’agisse d’une œuvre relativement récente, on ne peut pas nier que le sculpteur a repris ici une tradition millénaire. D’ailleurs, ce genre de figuration labyrinthique se retrouve sur des chapiteaux du porche de l’église d’Yvignac (Côtes-d’Armor). Il est possible qu’il s’agisse de pierres appartenant à l’ancien édifice roman, mais on ne peut jamais avoir la certitude que ce ne sont pas des copies ou des variations sur un thème antérieur. Cela renvoie à un autre motif, absent sur le continent, mais répandu dans les îles Britanniques, celui de la Sheela-na-Gig, cette figuration féminine au sexe largement ouvert comme pour inviter les défunts à réintégrer le ventre maternel de façon à pouvoir renaître. Les éléments dits païens sont incontestables : la Vierge Marie n’est plus ici simplement la « servante du Seigneur », une femme qui accepte passivement d’être le pivot de l’incarnation divine une fois au cours de l’Histoire. Elle est la Vierge permanente, absolue, celle qui, en Natura naturans, est l’actrice d’une création ininterrompue.
Ce concept de création ininterrompue peut se traduire de façon plus orthodoxe. On en a un exemple célèbre dans l’église paroissiale du Yaudet en Ploulec’h, près de Lannion (Côtes-d’Armor). Le Yaudet, ou plutôt Koz Yaudet (le « vieux Yaudet ») comme on dit dans le pays, est un endroit chargé d’histoire et de légende. Le nom est une transcription maladroite en breton et en français du latin vetus civitatem, la « vieille cité ». Le bourg actuel, à l’embouchure du Léguer, est situé sur l’emplacement d’une cité gallo-romaine qui a dû être très importante et qui a pu, avant l’immigration des Bretons insulaires, être le siège d’un évêché de type gallo-romain déplacé ensuite à Carhaix, puis à Locmaria-Quimper. Les documents historiques manquent à ce sujet. Mais l’église du Yaudet, reconstruite en 1860 avec quelques éléments de l’ancien édifice, abrite, dans une alcôve, au-dessus du maître autel, un groupe sculptural tout à fait étonnant : il s’agit d’une Vierge à l’Enfant couchée dans un lit de dentelles, et au-dessus de laquelle plane une colombe. On connaît peu d’exemples de ce genre, mais en Bretagne on retrouve le même thème dans l’église de La Martyre (Finistère), où l’Enfant qui tétait sa mère a été enlevé, par pudibonderie semble-t-il, ainsi que dans la chapelle de Notre-Dame-de-Gueodet en Lanrivain (Côtes-d’Armor). Or Gueodet, comme Yaudet, provient du latin civitas. Découvrir dans deux sanctuaires qui portent le nom d’une « cité » la même représentation de la Vierge couchée n’est pas sans provoquer certaines réflexions.
Le groupe de l’église du Yaudet porte la marque d’une touchante naïveté ; or l’art populaire, on le sait maintenant, ne fait que reproduire, de façon parfois très gauche, des traditions dont personne ne peut indiquer l’origine exacte et dont on a oublié la signification. On doit signaler qu’au sommet du promontoire sur lequel est édifié le bourg du Yaudet, correspondant à l’emplacement de l’ancienne « cité », on peut voir une grande pierre plate à l’étrange gravure : un cercle avec des rayons. Il semble que ce pétroglyphe s’apparente aux gravures que l’on trouve dans certains ensembles mégalithiques du Morbihan et de l’Irlande, qui représentent l’antique Déesse des Commencements, divinité solaire féminine détentrice de chaleur, de lumière, d’énergie, finalement de vie qu’elle dispense à toutes les créatures. Le pont est jeté entre l’époque mégalithique et le christianisme, et la représentation de cette Vierge couchée, comme le pétroglyphe du promontoire du Yaudet, donne à penser qu’existait autrefois dans cette région un important sanctuaire voué au culte de la Déesse solaire des Commencements. L’embouchure du Léguer, ouverte vers l’ouest, n’est-elle pas le point ultime où les êtres humains peuvent se réunir pour honorer la déesse Soleil qui se couche quelque part dans cet océan mystérieux qu’on hésite toujours à parcourir, mais qui livre l’espoir d’une résurrection, celle du Fils qui naîtra le lendemain, autrement dit le Jeune Soleil ? N’est-ce pas cette idée fondamentale qui est représentée dans le groupe de la Vierge couchée avec l’Enfant, sous l’inspiration de la colombe, c’est-à-dire de l’Esprit divin qui plane sur les eaux primordiales ? Quant à la « cité », au sens étymologique du terme civitas qui définit la « communauté », elle suscite indéniablement l’image emblématique de la reine : cette « grande reine » que les anciens Bretons appelaient Rhiannon est l’incarnation visible d’une collectivité, que les chrétiens appelleront « communion des saints » et qui, dans la tradition armoricaine, se manifeste par la croyance dans les Anaons, ce peuple des défunts qui hante les landes, les forêts et les rivages. Les Anaons sont proprement les « enfants d’Anna », ces fameux Tuatha Dé Danann d’Irlande, qui avaient apporté des « îles du nord du monde » la sagesse, la science, la magie et le druidisme, en même temps que quatre objets symboliques, la lance qui ne manquait jamais son coup, l’épée flamboyante, le chaudron à la nourriture inépuisable et la pierre de souveraineté. Les peuples de la déesse Dana, ou Anna, se sont toujours souvenus de la présence de la Mère et, quelle que fût l’idéologie dominante, quels que fussent les dogmes en vigueur, ils ont continué à l’honorer comme maîtresse de la Vie.
Mais si cette fidélité à un idéal est caractéristique de l’art populaire, elle n’est pas celle de l’art officiel. Le XIXe siècle va figer l’image de la Vierge selon des normes imposées. On pourrait prétendre que cette représentation officielle, catholique au sens d’universelle, provient des « visions », pour ne pas dire « apparitions », survenues dans la période qui, dans une sorte de Contre-Réforme destinée à lutter contre le scepticisme du siècle des Lumières et l’athéisme de la Révolution, a provoqué, consciemment ou non, une résurgence codifiée du concept de la Mère divine. Certes, les descriptions dues aux visionnaires de la Rue du Bac, de La Salette et de Lourdes, ont pesé lourdement sur l’élaboration d’une nouvelle image de la Vierge, mais comme ces descriptions, sans doute sincères, ont été revues et corrigées par un clergé soucieux de maintenir une orthodoxie prudente, les variantes observées çà et là sont tombées devant l’obligation d’un modèle unique en rapport avec les motivations d’une Église sur la défensive. Et, le phénomène industriel aidant, on en est venu à une reproduction en série d’un modèle unique. De la même façon que l’enseignement laïque et obligatoire dispensait la vérité une et indivisible, l’enseignement religieux ne pouvait que susciter la vérité d’une Vierge complètement épurée et débarrassée de tous les relents d’un paganisme sous-jacent. C’est là l’origine de ce que l’on a appelé l’art saint-sulpicien qui a inondé la plupart des sanctuaires. L’image de Notre-Dame de Lourdes a éclipsé d’autant mieux les Vierges locales et particulières qu’elle pouvait être reproduite et diffusée à l’infini.
Et même si certains artistes ont continué à habiller la Vierge des vêtements qu’ils croyaient lui convenir, s’ils lui ont prêté des attitudes qu’ils jugeaient conformes au message évangélique, la représentation de la Mère de Dieu est devenue d’une banalité si affligeante qu’il vaut mieux ne pas en parler.